La vie est étrange

En préparant ma vidéo sur les symboles et leur capacité à relier les choses entre elles, il m’est revenu un épisode curieux de mon histoire. Une rencontre étrange qui durant plusieurs années m’a beaucoup questionnée.

J’étais étudiante. Ce jour-là était un jour de grève, une grève importante avec des manifestations massives. Je n’ai jamais aimé ce climat d’affrontement généré lors des manifestations. J’observais la rangée d’étudiants face à celle des CRS et remarquais l’un d’entre eux qui, casque levé, s’épongeait le visage. Il était très jeune, aussi jeune que les étudiants.

Mal à l’aise et très perturbée par cette violence environnante, et méditant sur l’absurdité de ce conflit, je sentais l’air imprégné par ce climat de revendication. L’ambiance était explosive et tous les instincts les plus sombres semblaient pouvoir surgir d’un coup tel un diable de sa boîte. Accrochée à mon cartable — je dois dire que mon cartable était l’équivalent du téléphone portable d’aujourd’hui, en plus lourd il est vrai ! Ma vie était dans ce cartable, je crois que si j’avais pu, j’aurais dormi avec —  j’avançais dans les rues, vigilante et essayant d’écouter ce qui se tramait, vraiment perplexe, et m’interrogeant sur mes propres choix, mes valeurs, la direction que je voulais donner à ma vie. Ce monde là, n’était pas mon monde mais où était mon monde?

Immergée dans mes pensées, au milieu d’une rue que je traversais, je croisai un homme d’une quarantaine d’année, caméra et gros sac de reporter sur les épaules. Ce devait être un journaliste qui couvrait l’événement. Petite quarantaine, il avait le profil des amis d’extrême gauche que mon père fréquentait en mai 68. En passant, à sa hauteur, je le regardai et sans savoir pourquoi, je m’arrêtai, laissai tomber mon cartable et le regardai la bouche ouverte. Un peu interloqué, cet homme poursuivit sa route. Je repris mon cartable et oubliai l’événement.

Quelques semaines plus tard, nouvelle grève, et la même scène se reproduisit. Dans une autre rue que je traversais, au milieu du passage piéton, je retrouvai le même homme et à nouveau mon cartable me tomba des mains, je m’arrêtai et le regardai bouche bée. Visiblement, il se souvenait de la scène mais nous passâmes notre chemin sans nous parler.

Rencontres programmées

Pendant trois ans, tous les trois ou quatre mois et toujours de la même façon, lui avançant dans une direction et moi dans une autre, je rencontrais cet homme. J’ai quand même fini par ne plus lâcher mon cartable à chaque rencontre ni rester bouche bée ! On ne faisait que se croiser, se regardant furtivement, interrogatifs mais distants, sans jamais se dire un mot ni même se sourire. Deux univers étrangers, se croisant, sans savoir pourquoi.

Certaines de ces rencontres furent pourtant vraiment insolites. J’étais un jour dans le Sud de la France et rentrais chez moi en train. Le train était bondé et je me faufilais à toute vitesse pour trouver une place, dans la crainte de faire le voyage debout. Un homme arrivait dans l’autre sens visiblement aussi soucieux que moi de trouver une place. Situation de survie, il fallait que je trouve une place avant lui ! Toute mon attention était concentrée sur cette place assise. Il me la fallait à tout prix!

Par miracle, j’ouvris la porte d’un compartiment,  il restait deux places, je m’assis soulagée et l’homme pris place en face de moi. C’était lui ! Nous étions donc face à face dans un endroit confiné durant plusieurs heures. Tous les autres passagers échangeaient, discutaient du climat effervescent du jour — je ne me souviens plus des circonstances, mais là encore il y avait un climat collectif agité. Lui et moi, nous regardions de temps à autre, toujours assez froidement et malgré l’étrangeté et le caractère énigmatique de cette nouvelle rencontre qui auraient pu provoquer un échange, nous nous taisions, graves et imperturbables, suspendus dans un autre espace-temps. C’est comme si nous étions les personnages d’un conte ayant reçu l’injonction impérieuse de ne pas nous parler. C’était une histoire sans mot qui n’avait de sens que dans ce silence et dans cet espace mystérieux auquel nous appartenions tous deux, et qui semblait méthodiquement organiser ces rencontres, pour un but qu’il nous faudrait comprendre chacun séparément.

Nous sommes descendus du train et sommes partis dans des directions opposées, lui à gauche, moi à droite.

Le caractère sacré des ces circonstances

J’ai fini par quitter ma ville universitaire et j’ai déménagé dans une autre ville avec une idée maintenant plus claire de ma destinée. Le premier jour de mon arrivée dans cette nouvelle ville, je décidai de partir marcher pour repérer les lieux. Après une bonne heure de découverte de mon nouvel univers, fatiguée et soudain inquiète de mon futur, je fus attirée par une petite rue dans laquelle je m’engageai. Là, une voiture semblait en panne avec trois hommes affairés autour, visiblement en train de la réparer. Les deux premiers me saluèrent d’un signe de tête et me sourirent, quant au troisième, il finit par lever la tête du capot de la voiture pour me regarder. Encore lui !

Me voilà dans une toute autre ville, dans un quartier non central, à nouveau dans une phase d’interrogations existentielles, et le voilà qui surgit à nouveau de nulle part ! Là, j’étais vraiment stupéfaite et interpellée et lui aussi visiblement plus surpris que toutes les autres fois. Nous nous regardâmes, toujours sans un mot ni-même un sourire, mais un regard profond, authentique reflétant à la fois le mystérieux secret qui nous reliait et l’acceptation de ce mystère. Et visiblement déterminés, l’un, et l’autre à ne pas rompre le caractère quasi sacré de cette rencontre.

J’ai continué ma route en entendant ses amis lui poser des questions sans qu’il leur réponde. Et j’ai souri, profondément reconnaissante, qu’il ait accepté cette injonction de silence qui semblait nous lier. Je ne pouvais pas entendre sa voix — et je n’aurais voulu pour rien au monde l’entendre — comme si rompre le caractère surnaturel de ces rendez-vous programmé eût été un sacrilège.

Epilogue

La dernière rencontre s’est faite quelques mois plus tard. Nous marchions sur une place, toujours selon le même protocole, lui dans un sens et moi dans l’autre. Pour la première fois, nous étions assez loin l’un de l’autre, chacun à un bout de cette grande place, mais visiblement nous nous sommes reconnus au même moment. Quand nous sommes arrivés à la même hauteur mais donc à distance, nous nous sommes arrêtés quelques secondes, avons échangé un dernier regard, un au revoir. J’ai su immédiatement que c’était la dernière rencontre. Ce fut le cas.

Je ne me suis pas retournée et je suis sûre que lui non plus. Et je me suis sentie légère, libérée, j’avançais vers la droite et tous les possibles me semblaient permis.

La nuit, j’ai fait un rêve, un de ces rêves rares mais récurrents qui ont toujours marqué une étape de changement positif dans ma vie. Et dans les mois suivants, ma vie a en effet pris un cours différent, comme si j’avais pu faire un choix, un choix qui a marqué une étape dans ma marche vers l’adultat.

Décodage

Quelle injonction intérieure a permis ce déroulement?

Pour lui, je ne sais pas, mais en ce qui me concerne, j’ai relié certains épisodes de mon histoire et compris, grâce à cet homme, le conflit qui se jouait en moi me faisant avancer dans deux directions différentes. Il était sur ma route pour me signaler mes ambivalences et mes hésitations sources de souffrance d’où le fait que nous nous croisions, chacun allant toujours dans une direction opposée. Jusqu’à ce que, après maturation, une décision inconsciente s’opère en moi et m’autorise à un choix de vie clair.  D’où une rencontre finale, libératrice, simple…

Pourquoi lui? j’ai quelques éléments de réponse, mais le plus important c’est l’évolution de nos rencontres.  Extérieurement, nos différences étaient visibles et reflétaient deux réalités opposées: nous n’étions pas du même monde. Nous aurions pu nous détester. Mais peu à peu, autre chose s’est mise en place, le mystère et l’insolite ont remplacé les jugements et les préjugés et je crois sincèrement que nous avons appris tous deux la tolérance, l’acceptation de deux destinées opposées mais pourtant reliés dans une rencontre d’âme à âme, qui nous a profondément changé et libéré.